Tribune

Dirigeants : prenez la destinée digitale de votre entreprise en main

02/2021

C’est devenu une pensée mécanique : les grands comptes « doivent » mener une transformation digitale pour rester compétitifs. Alors chacun y va et 95% des projets engagés se soldent par des échecs . Pourquoi ?

C’est devenu une pensée mécanique : les grands comptes « doivent »mener une transformation digitale pour rester compétitifs. Alors chacun y va et 95% des projets engagés se soldent par des échecs[1]. Pourquoi ? Parce que les enjeux et ce qui est en jeu sont encore trop méconnus. Notons à ce sujet 3 observations factuelles:

(1) l’informatique reste trop souvent considérée comme un simple outil,

(2) il subsiste un manque d’interactions étroites entre technique et métiers,

(3) nous sommes face à un défaut d’acculturation encore très présent des dirigeants en ce qui concerne la digitalisation des entreprises.

 

La transformation numérique de nos fleurons du CAC40 serait-elle perdue d’avance ? Surtout face aux startups de série C, prêtes à rafler tous les marchés ? Pas forcément, car ils disposent de tous les atouts nécessaires pour devenir des Phoenix – comme l’oiseau légendaire capable de renaître de ses cendres –, pour réussir à temps leur transformation et (re)conquérir les marchés. Stay tuned : les grands groupes n’ont pas dit leur dernier mot !

 

Déléguer 100% de l’accélération digitale àla DSI est un suicide

 

Au sein des entreprises, les DSI (Directions des Services d’Information) sont le plus souvent envisagées comme des centres de coûts, et endossent le rôle de boucs émissaires de l’inertie. En parallèle, les CDO (Chief Digital Officers) –acteurs relativement récents au sein des entreprises – ont été créés pour porter une promesse de valeur ajoutée rapide pour les métiers, affranchie des lourdeurs de la DSI, mais aussi sans les moyens de cette dernière. Ils ont dû se concentrer sur l’évangélisation digitale au travers de multiples projets dePOC (proof of concept), sans parvenir à déployer une approche globale, articulée et intégrée.

 

Or si l’informatique et le digital peuvent être distingués, ils constituent les deux étages d’une même fusée. L’entreprise Michelin l’a bien compris et vient de transformer sa DSI en Direction de la Digitalisation et de l’Information, manifestant ainsi une compréhension fine des enjeux. Mais Michelin est une exception associée à un DSI exceptionnel lui aussi : aujourd’hui en entreprise, séparer DSI et CDO, mais aussi MOA (maîtrise d’ouvrage) et MOE (maîtrise d’œuvre), reste une pratique dominante. Ce manque d’interactions étroites et cette incapacité mutuelle à se comprendre sont des freins pour permettre d’un côté au métier de penser depuis une perspective digitale, et de l’autre à la technologie (couche informatique et couche digitale) de s’envisager depuis la perspective du métier. Il est urgent de réconcilier – et même de conjoindre – technologie et métiers, processus informatisés et réalité de terrain. Tout ce qui ne fait pas l’objet d’un dialogue véritable et d’une mise en cohérence entre les métiers en amont se fige en aval dans le système d’information, conduisant à une forme d’inertie généralisée et à un échec de la transformation digitale.

 

La tentation d’une accélération digitale qui serait largement déléguée et portée par la DSI peut se transformer en suicide. Cela est particulièrement vrai au sein des grands groupes, car l’enjeu principal réside dans la re-conception perpétuelle du modèle opérationnel du fait d’une intrication toujours plus étroite entre les processus métiers et les capacités de traitement automatisé de l’information, manipulée par ces mêmes processus.

 

Transformation digitale : la dangereuse séduction du duo éditeur-intégrateur

 

Qui dit transformation digitale des grands groupes dit le plus souvent recours aux services des grands éditeurs et des grands intégrateurs. Ils ont progressivement acquis une expérience et une connaissance significative de la structure générique d’un métier sectoriel (automobile, pharmaceutique, etc.) ou fonctionnel (PLM, ERP, etc.) qui permet de suppléer aux manques de compétences internes. Faire appel à eux permet en outre de leur transférer tout ou partie de la responsabilité et du risque liés à la digitalisation. C’est une promesse séduisante pour tout dirigeant. Mais si cela permet un gain de temps apparent et minimise le risque personnel, dans les faits, cela engendre aussi une rupture : jamais l’outil ne remplacera l’œuvre de re-conception et de transformation des pratiques opérationnelles des métiers, ni la nécessité de montée en maturité des équipes sur des pratiques régénérées. Or c’est bien là tout l’enjeu : transformer en profondeur la façon même de faire un métier, grâce aux possibilités offertes par les technologies informatiques et digitales. Si les fournisseurs externes ne travaillent pas main dans la main avec les hommes et les femmes qui font le métier et incarnent la culture de l’entreprise, c’est l’enlisement assuré pour la transformation et l’externalisation de fait de la capacité à faire.  

 

Au-delà de ce transfert de responsabilité, la dissociation des horizons entre celui de court terme du dirigeant, soucieux d’optimiser les coûts, de maintenir sa réputation et la paix sociale, et celui du couple éditeur-intégrateur, qui table sur une relation commerciale de long terme induite par un outil et des services (customisation, maintenance, etc.) dont le client ne peut plus se passer longtemps après le départ du dirigeant, joue un rôle critique dans le partenariat dirigeant-intégrateur-éditeur. De plus, lorsque l’outil se déploie en support d’activités de long terme (plus de 5 à 7 ans), il doit lui-même faire l’objet de mises à jour. En plus de l’investissement initial conséquent, toute adaptation personnalisée devient alors une source de coût majeure. Pour contourner cette problématique, il convient de penser dès le départ une évolution transparente à long terme de l’outillage lui-même et non une évolution itérative par succession de grands programmes. Le tout pour éviter un jeu de bras de fer loose-loose entre grands comptes et éditeurs-intégrateurs.

 

Courage et authenticité : les ingrédients clés d’un leader

 

Mener la transformation digitale d’une entreprise nécessite vision et engagement. Peu de dirigeants s’y risquent personnellement. Déléguer la responsabilité et la prise de risque managériale à la fois sur les prestataires extérieurs et lesDSI et CDO en interne, est une tendance d’évitement trop largement répandue. Pour que cette entreprise réussisse, il est nécessaire de concevoir la transformation dans sa globalité, et de garder en tête que l’informatique et le digital ne sont que des facilitateurs. Le métier doit toujours primer car il est la source de la valeur ajoutée pour le client, comme une boussole. Cela suppose un engagement et une prise de responsabilité au plus haut niveau. Les transformations créatrices de valeur pour les entreprises le sont exclusivement lorsqu’elles sont portées par une vision et un leadership courageux et authentique. Il s’agit d’être capable de fédérer et d’orchestrer avec persévérance l’exécution requise, en particulier en ce qui concerne la transformation culturelle.

 

Un exemple probant est celui du Groupe Schmidt, qui fabrique et commercialise des cuisines et des meubles. Cette ETI a réussi sa transformation digitale car elle a bénéficié d’une réelle synergie entre l’engagement complet des dirigeants, soutenus par les actionnaires, et la mise en place d’une promesse de valeur simple et centrée sur le client (un aménagement sur mesure de qualité, fabriqué en un jour et livré au bout de 10 jours). Malgré cet alignement des planètes, il a fallu 7 à 15 ans pour que la transformation s’établisse d’un bout à l’autre de la chaîne de valeur.

 

 

L’enjeu de l’informatisation n’est pas l’outil : les questions stratégiques sont devenues indissociables d’une compréhension profonde de ce que permettent l’informatique et la digitalisation. La re-conception du modèle d’affaires et des processus opérationnels n’est permise que par une transformation digitale pilotée par les métiers. Quelle que soit la taille de l’entreprise, une seule personne peut porter cela : le dirigeant. Il peut déléguer et s’entourer des bons acteurs pour mener à bien le projet, mais doit en conserver l’entière responsabilité. Pour ce leader authentique et courageux, la transformation business et opérationnelle nécessaire à l’exécution de sa stratégie est un chemin d’hybridation entre métiers et technologie qui ne devrait être qu’une « simple » affaire de « comment ». Ce comment est notre métier !


[1] Selon Bain &Company : https://www.bain.com/insights/orchestrating-a-successful-digital-transformation/

Cet article à été rédigé par
Michel Paillet, PhD et co-fondateur de Cognitive Companions
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